" Plaidoyer pour la reliure contemporaine"
Connaissance des Arts n°598, octobre 2002
Texte : Céline Lefranc Photos : Bernard Saint-Genès
Une jolie maison dans un village préservé des Yvelines. Dans le salon, une presse et une cisaille anciennes. Plus loin, dans l'atelier ouvert sur le jardin, une accumulation de rouleaux de cuir multicolores. Nous sommes chez Sün Evrard, la lauréate du prix de La reliure contemporaine lancé au printemps par l'Union centrale des arts décoratifs (Ucad). Ce prix confrontait sept représentants des diverses sensibilités de la reliure actuelle, dont les plus réputés étaient Alain Devauchelle et, précisément, Sün Evrard. Chacun s'était vu confier un ouvrage de la bibliothèque de l'Ucad et avait carte blanche pour concevoir et réaliser une reliure à la fois originale et en liaison, directe ou allusive, avec le contenu du livre. Le jury, présidé par Jean-Pierre Angrémy et composé notamment du galeriste Yvon Lambert et de Claude Blaizot, libraire et expert en bibliophilie, a vite porté son dévolu sur le travail de Sün, qui était l'aboutissement des réflexions déontologiques et des recherches plastiques menées depuis des années par l'artiste. Celle-ci se refuse en effet à plier les pages des livres, à les couper, à utiliser de la colle - en tout cas pas au contact direct du papier et seulement des colles réversibles - et à reproduire les systèmes d'attache des siècles passés qui malmènent les pages des ouvrages. " À partir du XVIe siècle, dit-elle, les reliures sont devenues des objets d'apparat, où le luxe de la dorure primait sur l'utilisation et la conservation des livres. Les exigences esthétiques ont fait régresser la technique ". Au fil des ans, Sün a donc opté pour des reliures à dos souple, qui permettent l'ouverture complète des ouvrages, contrairement aux reliures classiques à dos rigide. Elle a pris l'habitude de mettre à l'extrémité des plats (le dessus et le dessous de la couverture) des baguettes en " gouttière ", qui assurent une bonne fermeture de la reliure et dispensent, dans certains cas spécifiques, de la fabrication d'une chemise. Et à la suite d'une rencontre avec le joaillier Frédéric Eripret, elle a mis au point un procédé d'attache par agrafes en or parfaitement indolore pour les livres, devenu sa " signature ".
Des textures inattendues
Côté décor, Sün cultive un style sobre et raffiné. Plasticienne à part entière, elle crée des compositions abstraites à partir de cuirs aux textures inattendues, aux antipodes des maroquins lisses et parfaits des reliures dites " jansénistes ". Il s'agit de peaux de requin, de kangourou, d'éléphant, de sanglier, glanées dans lemonde entier, qu'elle retourne, ponce au papier de verre, teinte et patine parfois pendant des journées entières avant d'obtenir le rendu espéré. Elle ne cède jamais à la facilité du décor figuratif : " certains bibliophiles attendent des ailes de moulin pour Daudet et un lion pour Tartarin... ", regrette-t-elle. Les rares allusions qu'elle s'autorise avec le sujet des livres sont indécelables pour le néophyte : pour le prix de l'Ucad, où elle a d'abord relié le cahier de présentation d'une modiste, Mademoiselle Berthe Cerny, paru en 1912, elle a habillé ses agrafes en or de minuscules perles, en souvenir des épingles à chapeau de sa grand-mère... Et pour sa seconde réalisation dans le cadre du concours, la reliure du Cortège d'Orphée de Guillaume Apollinaire, qu'elle doit remettre courant octobre, et dont nous avons photographié une étape du décor, elle a voulu un fond à dominante noire, rappel des xylographies (gravures sur bois) en noir et blanc de Raoul Dufy qui illustrent le livre.
Dans la lignée de Legrain
Sün est d'origine hongroise (son prénom, que l'on prononce " Chune ", est un surnom qui signifie " hérisson ", qu'elle porte depuis l'adolescence). Elle est arrivée en France il y a une trentaine d'années. Poussée par son mari vers la reliure, elle a suivi les cours du Centre des arts du livre et de l'encadrement, qui dépend de l'Ucad, avant d'enseigner et de publier chez Denoël La Reliure, qui est devenu une référence. Très vite, elle a rompu avec la tradition qui voulait que les relieurs fassent à la fois de la restauration, de la copie de reliures traditionnelles et un peu de création. Elle s'est consacrée à la création, et plus particulièrement à la reliure d'ouvrages anciens, persuadée qu' " il y a la place pour des reliures contemporaines dont le voisinage avec les livres anciens ne choquent pas ". Dans la lignée des grands relieurs du XXe siècle, Rose Adler ou Pierre Legrain, dont le couturier et collectionneur Jacques Doucet avait su déceler le talent, et dans le sillage de Jean de Gonet, qui " a donné un formidable coup de pied dans la fourmilière de la reliure traditionnelle ", elle s'est attachée à trouver de nouvelles solutions, à choisir pour chaque reliure les matériaux, les techniques et les outils adéquats. Son atelier diffère d'ailleurs totalement de ceux des artisans restés dans la droite ligne de leurs ancêtres. Il ne croule pas sous les fers à dorer. Sün n'en possède que quelques uns, commandé à l'occasion de projets précis. Notamment une roulette à motif de petits carrés, dont elle a eu besoin pour relier une facture de Michel-Ange. La plupart de ses outils viennent de loin ou sont empruntés à des métiers autres que la reliure. Elle utilise des plioirs en Teflon made in USA, qui présentent l'avantage de ne pas faire briller le papier ou le cuir que l'on plie, un emporte-pièce à ressort japonais pour découper des confettis de cuir qu'elle rassemble afin de former de grandes planches de " cuir reconstitué ", des scalpels de chirurgien, plusieurs petits mandrins d'horloger munis d'aiguilles, des pinces coupantes comme en ont les bons bricoleurs dans leur boîte à outils. Adepte du " système D ", elle a même imaginé d'assembler des vieux papiers d'offices notariaux pour réaliser une jolie reliure, à la fois astucieuse et peu coûteuse, et de presser un filet d'oranges sur du cuir pour obtenir un motif particulier de résille...
Céline Lefranc
Illustrations
Fig. 1. Un échantillon de la diversité des peaux employées : du
kangourou (rouge foncé tacheté), du cheval (gris bleu tacheté),
du buffle (jaune d'or), du box (mauve), du veau (rayé), du porc (jaune citron et rouge du fond).
Fig. 2. Des reliures à mors ouvert dont la technique s'inspire de
la reliure médiévale et et des reliures à structure croisée
(une invention originale de son amie Carmencho Arregui).
L'avant-dernière est ornée d'un décor de feuilles de
sycomore séchées, et la mauve présente un imprimé
" résille " obtenu par pression du cuir humide
sur un filet d'oranges comme on en trouve sur les marchés.
Fig. 3. Un décor caractéristique du style de Sün Evrard, constitué de
bandes de cuir assemblées avec soin, de petits confettis de " cuir reconstitué " découpés à l'emporte-pièce
(à droite), de minuscules points d'or déposés au fer à dorer (en bas).
Fig. 4. Sün Evrard réalise le décor de la reliure
du Cortège d'Orphée d'Apollinaire provenant de la bibliothèque de l'Ucad. Elle estampe des petits traits de couleur sur une peau de sanglier
préalablement parée et poncée.
Fig. 5. La presse ancienne, installée dans le salon familial,
sert notamment à aplatir des assemblages de peau et de papier, comme ce décor fait de fragments de cuir, destiné à
un " plat ", c'est à dire à la couverture d'une reliure.