"Les reliures en cuir : faut-il les conserver, les restaurer, les réparer,
les reconstruire ou les re-relier ?"

Revue CoRé N°4, avril 1998

Contenant et contenu, objets inséparables, le livre et sa reliure forment un ensemble. Si parfois une prestigieuse reliure confère à cette entité une grande valeur, l'acteur principal reste toujours le livre. Sa reliure, le plus souvent en cuir, est à son service, elle l'embellit et le protège. Naturellement disponibles dans toute société carnivore, très utilisées dans tous les domaines de la vie de l'homme, malléables mais résistantes, souples et durables, les peaux tannées , mégissées ou parcheminées sont restées la matière de couvrure privilégiée des reliures. Le cuir des reliures s'abîme pourtant petit à petit, inexorablement, par l'utilisation normale du livre. Les manipulations courantes (prendre, ouvrir, maintenir ouvert le livre relié pendant la lecture) et le fait même d'être à l'air et à la lumière, le patineront dans un premier temps, puis l'useront aux endroits les plus exposés : aux coiffes, aux coins et aux plis. La manière de faire des reliures et les soins appropriés peuvent considérablement prolonger leur existence, mais la décision et l'exécution d'une intervention posent des problèmes éthiques et techniques complexes. J'ai la chance d'avoir beaucoup d'amis dans les divers domaines de la conservation-restauration, tant en France qu'à l'étranger. Je les écoute depuis toujours, je leur ai posé de nombreuses questions, j'ai regardé leur travail et j'ai beaucoup appris d'eux sur les théories, sur les techniques et sur les matériaux. C'est une attitude peu commune en France, ou le monde de la reliure contemporaine est quasiment séparé de celui de la restauration-conservation; très peu de relieurs d'art, j'entends par là ceux qui créent de reliures uniques pour les bibliophiles sur des livres précieux récemment édités, se sont intéressés à ces problèmes. Mes amis du monde du livre ancien ont toujours suivi mon travail avec bienveillance car fonction et esthétique y sont intimement liés. Quelques commandes récentes pour des reliures modernes sur des livres anciens m'ont obligée à réfléchir plus à fond à ce que l'on pourrait ou devrait faire avec de tels objets, au problème du "comment et pourquoi" de la conservation/restauration/réparation et celui de la reconstitution/re-reliure. Je vous soumet quelques idées concernant ce domaine complexe en commençant par l'analyse du vocabulaire que je trouve souvent imprécis.

La conservation des livres reliés, me semble désigner les actions qui les maintiennent dans un environnement favorable. Locaux bien adaptés, conditions atmosphériques et manipulation correctes, protection contre le feu et l'eau, entretien préventif périodique, allongent considérablement la durée de vie des livres. Sans conservation tout travail de remise en état est vain, car voué à terme à la dégradation. Le mot prévention est également utilisé dans ce sens.

Aux premiers signes de dégradation le restaurateur peut intervenir. Connaissant matériaux et techniques il peut rendre sa souplesse à un cuir desséché pour prévenir la cassure, recoller un fragment de la peau avant qu'il ne se détache, réparer une déchirure, renouer un fil échappé, nettoyer et désinfecter certains composants de la reliure. 

C'est ce travail là qui redonne vie à une reliure ancienne, c'est cela la restauration. Nous pourrions dire réparation, si ce mot n'avait pas pris une connotation péjorative. La différence entre ces deux termes, nous la situons souvent au niveau de l'objet de l'intervention: nous disons restaurer un livre précieux et réparer un livre ordinaire. Pourtant une réparation faite avec compétence et attention peut parfaitement être appelée ... restauration. Nous pourrions même dire, que ce qui fait la différence entre réparation et restauration n'est pas le type de travail à effectuer mais la sensibilité et l'intelligence de la personne qui décide et les capacités techniques de l'exécutant de l'intervention choisie.

En l'absence de mesures de conservation et de travaux de restauration, le cuir, l'enveloppe protectrice de la structure de la reliure, se dégrade de plus en plus, l'attache des plats et la couture du volume se trouvent exposés, s'usent et lâchent. La reliure ne remplit plus sa fonction de protection et le livre risque d'être abîmé. A ce stade de la dégradation, toute tentative de remise en état de la reliure sera forcément une reconstitution ou bien une re-reliure, et non une restauration.

Qu'on l'appelle par un nom ou par un autre, toute intervention sur un objet ancien est une altération qui peut être considérée comme une atteinte à l'authenticité de l'objet. En ce qui concerne les reliures très anciennes, miraculeusement parvenues jusqu'à nous, seule une pièce intacte fournira des informations à l'archéologue de la reliure, et malgré le fait que sur le marché du livre ancien une réparation habile, cachée, invisible pour le non-initié, peut rendre une certaine valeur marchande à l'objet, le but ultime de tout collectionneur privé ou public est de posséder l'exemplaire dans sa reliure d'époque, exempte de toute intervention. Il faut donc conserver ces livres anciens reliés tels quels, même s'ils sont très abîmés, les protéger des nuisances extérieures par des boîtes adéquates et bien entendu en restreindre l'utilisation.
Ainsi la solution sage pour les livres anciens d'un grand intérêt historique semble être la non-intervention. Pour tous les autres livres cette solution n'est évidemment pas appliquable et pour qu'ils puissent, eux, être utilisés de nouveau sans danger, il faut remettre le document en état, et ensuite.le protéger par une reliure.

Mais quelle reliure neuve doit-on donner à ce livre ancien? Quels sont les choix possibles?

La plupart de nos prédécesseurs ne se posaient pas trop de questions. Ils réparaient les objets pour pouvoir continuer à les utiliser On re-reliait les livres avec de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques. Cette attitude semble perdurer dans d'autres domaines, comme l'architecture. On peut intervenir sur un bâtiment ancien, y ajouter une nouvelle construction, y apporter les amélioration techniques de notre époque qui en facilitent l'utilisation. Dans le domaine du livre c'est très différent; nous dépensons souvent des fortunes à refaire à l'identique des structures anciennes devenues désuètes et mal adaptés à leur utilisation actuelle. Si cette reconstitution est très bien faite nous ne sommes pas très loin d'un travail de faussaire, et les générations futures auront beaucoup de mal à distinguer les vraies vielles reliures des fausses, car le dossier censé décrire toute intervention n'accompagnera pas forcément l'ouvrage. Si faire un faux n'est pas le but recherché, la reconstitution des reliures historique n'est concevable qu'en tant que modèle pour la formation des restaurateurs ou bien pour l'information du grand public.

Refaire une reliure à l'ancienne, mais en y apportant des améliorations techniques et en accordant la décoration extérieure à la période de parution du livre est une autre possibilité. Mais dans ce cas, à la confusion des appellations on ajoute la confusion des techniques, tout en essayant de donner au livre une reliure - faussement - d'époque.

Et pourtant nous savons tous qu'une imitation restera toujours une imitation, jusqu'à ce que le temps et l'ignorance aidant elle ne soit prise pour un objet ancien authentique. Pour prévenir cela tout objet devrait refléter son époque de création d'une manière immédiatement perceptible par tous. La reliure étant un domaine mal connu du grand public, nous devons être encore plus vigilants et éviter à tous prix la confusion des genres.

Pour re-relier un livre il existe aujourd'hui une autre solution : la reliure de conservation. Cette nouvelle notion est apparue il y a une vingtaine d'années grâce aux recherches entreprises dans de nombreux pays après l'inondation de la bibliothèque de Florence. Pour une reliure de conservation, le choix des matériaux et des techniques est dicté par les caractéristiques physiques du document et par l'usage auquel il est destiné; les choix esthétiques peuvent souligner l'importance et la rareté du livre, l'intérêt que lui porte son propriétaire mais sans emprunter servilement d'élément décoratifs d'une autre époque. La reliure de conservation, n'étant pas liée par le poids de l'histoire ni dans le choix de ses matériaux ni dans sa construction, combine librement les techniques modernes et anciennes, et applique au service de la protection du document des connaissances récemment acquises dans le domaine de la chimie des matériaux.

Si l'on acceptait l'idée que la grande majorité des reliures qui ne remplissent plus leur fonctions soient remplacées par une reliure de conservation, le mot restauration pourrait enfin signifier la remise en état des reliures peu abîmées, et non la reconstitution à grand frais de fausses reliures historiques.

Qui dit nouvelle reliure dit nouvelle peau, et si les anciens cuirs se dégradent avec l'âge, que dire des peaux que l'on achète maintenant? Les pressions économiques de notre monde moderne n'ont pas épargné l'industrie du cuir. Les peaux de chèvre, de veaux et de moutons reflètent les changements de leurs conditions de vie et de leur nourriture; le tannage se fait différemment. La durée de vie de ces peaux sera probablement moindre et le risque de dégradation rapide du cuir neuf peut mettre en péril le travail important investi dans une nouvelle reliure.

Les peaux préparées à l'alun résistent apparemment mieux à l'usure et à la pollution atmosphérique de nos villes que les peaux tannées . Beaucoup utilisées en reliure au moyen âge, ces peaux "mégissées" ont été ensuite progressivement remplacées par le cuir tanné au végétal, plus malléable, plus adapté aux techniques nouvelles.de l'époque. Il se trouve que les peaux mégissées conviennent très bien à la reliure d'aujourd'hui qui est sans nerfs, et qui utilise peu la technique de dorure "aux petits fers". Pour illustrer leur utilisation dans la reliure contemporaine, j'ai choisi de vous montrer deux de mes reliures exécutés sur livres anciens.

Mon premier exemple (1) est un manuscrit sur parchemin du XVème siècle qui m'a été confié pour une opération de sauvetage car d'une reliure récente l'avait probablement plus abîmé que l'usure du temps. J'ai fait restaurer les feuilles de parchemin, dont les plis de fond ont été remplacés par des bandes de papier. La couvrure que j'ai utilisée est un assemblage de morceaux de peau de porc à l'alun, agrémenté de petites dômes d'or fin, fabriqués pour l'occasion par un joaillier. Au plat verso (2) est attaché un panneau de fermeture complétant les lignes du plat recto. Dans cette reliure on retrouve les mêmes points d'usure que dans la plupart des reliures occidentales du XVème au XXème siècle, mais la peau de couvrure s'usera moins vite qu'une peau tannée au végétal.

Le second exemple est un cahier d'écolier illustré de dessins et d'aquarelles, datant du début du XVIème siècle, appartenant à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris qui m'a été confié pour remplacer une précédente reliure, dite en "parchemin souple", dénomination souvent utilisée comme synonyme de reliure de conservation. En démontant l'ouvrage, je me suis rendu compte à quel point les mots pouvaient induire en erreur : cette reliure-ci ne pouvait pas prétendre à la dénomination "reliure de conservation" car le dos du livre avait été encollé avec une colle irréversible, les cahiers qui n'avaient pas eu de pliure auparavant, avaient subi une endossure forcée au marteau (3) abîmant les fonds de cahiers, et le dos était tellement rigide que les plats ne s'ouvraient qu'à 45 degrés (4) et se refermaient dès qu'on les lâchait.

J'ai utilisé la peau de porc à l'alun (blanche à l'origine que j'ai peinte à l'aérographe et mosaïquée, pour la couverture souple qui permet au livre de s'ouvrir à plat et de rester ouvert pendant la lecture (5). Le plat arrière de la couverture est fixé sur le fond de la boîte, qui en s'ouvrant, se transforme en lutrin. Cette reliure est sans colle et n'a plus les points d'usure des reliures traditionnelles.

En poussant ce raisonnement plus loin, on pourrait dire qu'à partir du moment ou l'on utilise des structures de reliures modulaires, facilement réparables ou même facilement remplaçables il n'y a pas d'inconvénient à utiliser des peaux destinées ordinairement à d'autres usages (vêtements, bagages, chaussures, ameublement), accessibles à tous. Dans l'absolu une reliure de conservation ne devrait employer que des matériaux non-teintés dans une structure parfaite. Mais est-ce possible? Pour ma part, j'ai choisi un compromis entre la reliure de création dont les choix sont purement décoratifs et la reliure de conservation pure.

Je me considère libre en ce qui concerne l'esthétique de la reliure, mais en contact avec le document relié je n'emploie que des matériaux neutres, et j'utilise des types de reliures divers, adaptées à chaque cas. Ainsi les quelques exemples présentés sur les photos ( 6 - 7 - 8 - 9 ) donnent aux livres reliés non seulement un habit spécialement conçu qui les met en valeur, mais une protection efficace qui en permet l'ouverture complète. Mes reliures, elles, vieilliront comme toutes choses, bien ou mal, selon la manière dont on en prendra soin et selon la durée de vie des matières employées.

Sün EVRARD


Légendes des illustrations (photos de Didier Foubert)


(1)Livre d'heures, XVe siècle
(2) Couverture en peau de porc à l'alun.
(3) Cahier d'écolier, XVIe siècle.
(4) Cahier d'écolier, anciène reliure.
(5) Cahier d'écolier, nouvelle reliure en peau de porc
... . à l'alun reteintée.
(6) Reliure à plats rapportés en peau de kangourou.
(7) Reliure à mors ouvert en parchemin et peau de chèvre;
.....couture des cahiers sur nerfs plats.
(8) Reliure à Structure Croisée en peau de chèvre.
(9) Reliure Extrême-orientale en peau de buffle teintée,
.... patinée et cirée.