La lettre de l'Académie n°4, novembre-décembre 2003, p. 3
Entretien avec Sün Evrard
Figure majeure de la reliure contemporaine, Sun Evrard expérimente sans trêve toutes les phases de la confection d'une reliure avec un souci constant de protection et de conservation du livre. L'élaboration ingénieuse de ses formes et de ses décors, la variété qu'elle obtient des cuirs par le traitement auquel elle les soumet, révèlent une façon de faire qui s'affranchit des techniques anciennes pour trouver des solutions aussi esthétiques qu'originales. L'art de Sun Evrard est tout de sobriété et d'harmonie.
(Photo : Sün Evrard tenant dans ses mains une reliure à double couverture avec un système de fils)
La Lettre de l'Académie : Qu'est-ce qui vous a poussé vers la reliure ?
Sun Evrard : Je suis originaire de Hongrie où j'exerçais la profession de documentaliste. Lorsque je suis arrivée en France, mon mari, qui a to1 jours rêvé d'être lui-même relieur, m'a incitée à prendre des cours de reliure et de dorure à l'UCAD (Union Centrale des Arts Décoratifs). Et je dois dire que j'ai eu beaucoup de chance, car avant même de terminer mes études en 1976, un ami de l'époque, dont la femme était bibliophile, me confiait déjà des livres à relier. J'ai ainsi pu ouvrir rapidement mon premier atelier.
Vous êtes-vous immédiatement affranchie de la reliure traditionnelle ?
Non, bien sûr. Au début, j'étais tout à fait dans l'idée que la reliure était faite pour servir le texte. Alors que maintenant je pense que tout comme la peinture, la reliure doit être un moyen d'expression indépendant, c'est-à-dire que les couleurs, la texture, la façon d'assembler ne doivent pas être l'illustration du livre. J'ai changé d'approche petit à petit. Ce sont les échanges et les contacts avec mes collègues qui m'ont permis d'évoluer, surtout avec mes collègues anglo-saxons. Car dans les pays anglo-saxons, ainsi qu'en Allemagne, les relieurs travaillent différemment. Tout d'abord, ils n'hésitent pas à se remettre en question (chose rare en France). Ensuite ils sont à la fois relieurs et restaurateurs, alors qu'en France ce sont deux activités, deux métiers bien distincts.
Vous avez donc commencé à expérimenter de nouvelles façons d'assembler, de nouveaux matériaux ?
Oui, par exemple je fais le délice des marchands de peaux car j'achète des peaux que les autres relieurs n'utilisent jamais. Je travaille beaucoup avec la peau de buffle qui est surtout utilisée dans le recouvrement des canapés ou la confection de certains vêtements. C'est l'envers de la peau qui m'inspire et qui, légèrement travaillée, donne une texture remarquable. Concernant l'assemblage, j'ai découvert il y a plusieurs années déjà grâce à une amie italienne, relieur elle aussi, la reliure à structures croisées ; c'est une idée très originale qui offre beaucoup de possibilités du point de vue de la décoration. Cela m'a permis par la suite d'expérimenter d'autres techniques d'assemblage telles que la reliure à double couverture ou encore la reliure à agrafes. Grâce à ces techniques, les structures ne sont ni endossées ni encollées, mais cousues sur la couverture ou agrafées. On rentre là directement dans la reliure de conservation, c'est-à-dire que la reliure et le livre ne se touchent pas, le papier du livre n'étant jamais en contact avec des matières qui pourraient le dégrader.
Cette reliure de conservation est-elle le principe de base qui guide vos recherches ou bien est-elle la conséquence de vos expérimentations ?
C'est un principe philosophique. On peut très bien faire une reliure de conservation en prenant un papier blanc avec le seul souci de préserver et respecter le livre. C'est d'ailleurs ce qui se fait dans la plupart des bibliothèques. A l'in- verse, à partir de ce même principe, on peut employer la « belle reliure », travailler la couverture extérieure, trouver des solutions esthétiques. C'est mon cas.
Votre clientèle est-elle essentiellement privée ou travaillez-vous également pour des organismes publics ?
Je travaille aussi bien pour des particuliers que pour des bibliothèques. Le problème de ces dernières est qu'elles ont souvent des budgets très limités pour donner leurs ouvrages à relier. Certaines, et c'est le cas de la bibliothèque d'Autun pour laquelle je réalise des reliures actuellement, bénéficient d'un programme de financement mis en place par les régions et les associations de bibliophiles. Des clients vous ont-ils déjà imposé des contraintes esthétiques ou de matériaux ? Jamais. Les gens vous donnent leurs livres sans savoir quel sera le résultat final. Si vous souhaitez qu'un peintre réalise votre portrait, vous réfléchissez avant à quel peintre vous allez confier ce travail. C'est la même chose pour la reliure. Vous avez une vague idée du résultat, mais vous ne savez pas exactement ce qui vous attend.
Propos recueillis par OLIVIER KOLLEK